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PROLÉGOMÈNES À UNE PHOTOGRAPHIE MATÉRIALISTE

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S’il y a des photographies qui, au lieu de nous livrer la vision plus ou moins spectrale de l’une ou l’autre des versions communicables du réel, posent des questions, les photographies de François Sagnes en font partie.

Et, en effet face à elles, nous sommes au pied du mur. Accepter de voir ce qu’il y a à voir ou choisir de projeter sur le miroir qu’elles semblent nous tendre nos passions des plus simplistes aux plus orientées, voilà sans doute, non pas la question qu’elles nous posent mais le choix auquel, sans que nous y pensions, elles nous contraignent. Et ce choix nous le faisons sans y penser. Nous sommes de vagues mécaniques aux réflexes conditionnés par des millénaires de croyance en l’existence d’une entité que l’on nomme moi ou sujet, individu ou personne et qui pensent que la seule possibilité de s’y retrouver dans l’existence passe par le fait de se projeter sur tout ce qui leur fait face.

Mais il existe aussi d’autres approches de l’humanité bavarde, qui conduisent à imaginer qu’il est possible de faire face au réel sans prétendre qu’il soit et ne soit qu’un reflet de nos peurs.

Et de quoi avons-nous peur ? De voir, car voir c’est à l’évidence savoir. Et c’est d’abord à cette peur que les photographies de François Sagnes nous confrontent et qu’elles nous invitent à dépasser, elles qui oscillent de manière si évidente et si littéralement lisible entre des blancs aveuglants et des noirs à la profondeur de caverne.

Lenteur et méditation

Il est bon de rappeler ici que François Sagnes travaille encore et toujours à la chambre, qu’il va et retourne sur le motif autant et plus qu’il ne le faut, traquant une lumière précise, attendant une remontée d’humidité dans la pierre qui lui fera prendre un accent plus profond encore, ou simplement pour être-là, seul, méditant, face à son motif, ou plutôt pour se fondre dans son motif. Ce qu’il y a de cézannien dans ces images, c’est cette prégnance du motif et de l’attention nécessaire à sa connaissance. Ce quelque chose de l’ordre de la connaissance relève de la sensation et c’est à cette connaissance-là que se voue l’oeuvre de François Sagnes. Il nous faut pour cela accepter de reconnaître à la sensation une dimension plus immense que celle de l’instant et plus constructive que celle du renvoi immédiat d’intensités variables vers le cerveau. La sensation est construction, elle est une manière de recevoir le réel avec une précision d’horloge atomique et nous ne cessons de lui dénier cette puissance parce que nous la lions à l’instant.

Dans chaque photographie de François Sagnes, c’est cette durée propre à une conscience sensitive des choses qui se donne à voir et comme toute durée, elle est construite. Et comme toute construction elle est le fruit d’une méditation.

Matière et matérialisme

L’ensemble des photographies présentées à la Galerie Frédéric Moisan est consacré à la pierre, aux pierres, à la roche comme au caillou, à la brique comme au mur, à la falaise comme au bloc. Et l’on découvre aisément qu’il y a deux sortes de pierres comme il y a, du moins dans la tradition chrétienne, deux sortes d’images, celle qui sont faites de main d’homme, et pour les pierres disons taillées et montées de main d’homme et celles qui ont acheiropoïètes, comme le sont les traits du visage du christ sur le linge de Véronique, et pour les pierres, celles qui sont brutes, roches ou cailloux, fruits d’un feu mal éteint, le feu des origines, le feu de la création. Généralement, les photographies de François Sagnes donnent à voir ensemble, dans une confrontation brûlante ces deux types de pierre. L’exemple le plus évident, ce sont les photographies réalisées à Petra qui nous l’offrent. Là, c’est à même la roche, à même la montagne que les hommes ont taillé et construit, tentant, dans un accès de vanité de confronter les signes qu’ils inventent à ceux que le feu des origines, ou si l’on préfère le « sans-nom » a, lui, laissé partout sur la terre. À ceci près que sur la terre, tout parle sa langue et que l’homme même est prisonnier de ce paradoxe qu’il doit apprendre à déchiffrer ce qui a été écrit dans une langue étrangère dont il est pourtant lui-même issu. Nous sommes ici au coeur de la question que nous adressent les photographies de François Sagnes, celle de savoir s’il est possible de donner à voir la matière brute. Et en effet, ivres que nous sommes de nos gestes vains, nous continuons de nous chercher en regardant le réel plutôt que de tenter de saisir cette langue intimement nôtre et absolument étrangère qui nous constitue et nous fait face. Car c’est de langue qu’il s’agit et pas de signes ou pas seulement de signes. En confrontant de manière systématique ces deux registres du visible, François Sagnes cherche à nous faire partager cette interrogation ou plutôt à nous nettoyer le regard, c’est-à-dire la pensée, de ces scories qui l’encombrent et nous font voir un sexe ou un ange là où il n’y a à voir que des cailloux, modelés par le temps seul qui ont fini par rouler dans une faille, créée elle par la main des hommes ou les machines qu’elles conduisent.

Il y a des mots qui ont connu des gloires ambiguës. Celui de matérialisme en fait partie et pourtant, c’est à juste titre que François Sagnes revendique pour ses photographies, le terme de photographies matérialistes. Et elles le sont en deux sens. Au sens évident où elles nous donnent à voir la pierre dans tous ses états et non pas à lire des signes dont le sens est soit évident soit indéchiffrable, et au sens où en confrontant en permanence les deux registres de la matière qui sont aussi les deux registre de l’image, il nous invite à faire revenir notre perception en arrière afin qu’elle ne soit pas seulement analyse de signes conventionnels mais prise en charge du réel et de la sensation, du réel par la sensation.

Approches de l’élémentaire

La question est donc bien de savoir si un regard matérialiste peut exister. Pour cela il faudrait accepter qu’une image soit une image comme le rocher est le rocher. Mais sommes-nous capables de voir le rocher comme un rocher? Et l’image comme une tentative de dire l’indicible du visible? Pouvons-nous accepter de penser que le réel est là devant nous mais pas pour nous, qu’il est là pour rien et que c’est ce pour rien qui constitue à la fois l’horizon de nos attentes et sur lequel nous fondons nos espoirs? Pour cela, pour que cela soit possible, il faut accepter de se laisser emporter par la puissance de l’oubli. En tout cas, il ne faut pas être confronté à quoique ce soit qui relève d’un autre instant que celui, abstrait et absolu, qui fait que l’on se dit que c’est là, précisément là, ce que l’on cherche, traque, attend, espère, ce qui en cet instant vivant de l’image divisée, dialectique, nous fait face. Un tel satori ne peut naître qu’entre deux mondes, entre deux yeux, entre deux états de la matière. Sa puissance est telle qu’il nous fait découvrir l’existence de deux registres de la perception, de deux types de conscience ou du moins de pensée. De les montrer dans leur constante confrontation est ce qui fait la puissance des photographies de François Sagnes.

Il y a le blanc du désert et la nuit de la pierre bleue de Belgique, il y a le midi de l’esprit et le minuit de l’absolu, il y a la ligne droite de la machine, pure entaille de néant dans l’impassible existence de la matière et il y a la ligne chaotique et infinie, l’immense fractale dessinée par le moindre rocher et dans chaque rocher chacune de ses facettes et ainsi à l’infini. Ce que nous font percevoir les images de François Sagnes, c’est cet écart qui existe entre l’infini et nous, ou plutôt entre l’infini hors de nous, qui est toujours matière et l’infini en nous qui est déjà mémoire. Ces photographies renvoient la matière à la nuit de leur création et la mémoire aux limbes du temps d’avant le temps. Ainsi faisons nous face à la matière pure puisqu’elle est montrée dans sa dualité, dualité qui pour nous la constitue en ceci que nous ne pouvons voir le monde avec les yeux du non-humain, mais nous ne pouvons pas non plus oublier que ce regard non-humain vit en nous comme la source inverse qui irrigue chacun de nos regards. Matérialistes, les photographies de François Sagnes le sont en ce sens qu’elles nous invitent à ce retour vers les sources plutôt qu’à un déchiffrement hystérique de signes eux-mêmes produits hystériquement. Mais elles le sont surtout en ce qu’elles nous plongent, malgré nous mais pour notre bonheur, dans la source vive de l’élémentaire, là où nous prenons vie et là où la vie trouve en nous sinon son sens du moins sa source.


Jean-Louis Poitevin

juin 2007

mis en ligne pour lacritique.org, 8 juillet 2007.


Jean-Louis Poitevin est écrivain et critique.