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FRANCOIS SAGNES


  1. Le réel gravé de blanc

Un geste répété sur le pourquoi de la page travaille le fond gravé. La figure artisanalement surgie poursuit un dialogue avec la grande histoire du trait. Suffit-il de fermer les yeux de l’ange pour changer impunément de siècle, pour qu’un art différent s’instaure sur ce qui ne connaît pas la ruine ? Construisant le tombeau de Dürer, François Sagnes tient ce pari, sa Mélencolia II fait le deuil d’un regard et ouvre le cycle d’une œuvre de gravure photographique.

Pour retrouver un espace plastiquement comparable à la présence grandiloquente du papier sur lequel s’exerce le graveur, le photographe n’a que des solutions de fortune. Certains depuis quelques années vont chercher leur matière dans un recours aux procédés primitifs de l’histoire du médium. Ils acceptent de courir le risque que le procédé prime l’image. C’est sur le seul fond blanc du papier au chlorobromure d’argent que Sagnes décide d’installer ses sagas d’objets.


  1. L’immobilité des voyages

Qui voyage dans une image sinon le regard. Le choix des objets comme celui d’un espace restreint suppose que l’artiste tienne serré son imaginaire aux dimensions de sa table de travail. Il engage une partie d‘échecs avec le temps. Il lui faut gagner son horizon d’ombre et de papier. Sa silhouette ombreusement dessinée se dresse dans le néant gris du ciel sans étoile. Son travail à la chambre organise sa quête en recherche d’une matérialité du noir.

Un à un, des objets gravés de sens installent une partie dont le spectateur est plus que le témoin. Surtout lorsqu’il se trouve confronté à cette sorte de métamorphose, à ces séries d’images comme autant de destinations possibles pour un même voyage, celui que l’on fait d’abord si longtemps dans son imagination. Comme les navigateurs d’un rallye pour une course intérieure, les spectateurs peuvent enfin s’aventurer dans l’image.


  1. En deçà des horizons

Là, rien n’est simple. Il perd tout sens de la mesure. Il se trouve victime, comme dans le désert réel, de toutes sortes d’illusions optiques. Il doit comme le photographe l’a fait avant lui se placer face aux choses pour aller au-delà de ce sens surdéterminé. Et pourtant ce sont les objets qui donnent forme et format à l’image. Il doit accepter ce point de vue très bas qui fait s’éloigner les lignes de fuite et se dresser un autre horizon ; Ce change de perspective innove à la façon dont Ozu le fit pou le cinéma, comme Wenders l’a démontré dans Tokyo-Ga.

De cette situation anti-naturaliste, l’artiste se trouve en position de force pour repenser la mélancolie des ruines. Entre-temps, le voyage réel a commencé. Nous n’en avions pas vraiment pris conscience, trompés par la dimension des objets, par la présence allégorique des écritures. Nous voilà projetés parmi les blocs épars de l’Égypte. En deçà de l’horizon qui s’éloigne, comme poussés vers un passé historique.


  1. Au-delà du centre de l’image

Le chemin semble tracé, comme en creux dans les trouées d’espace. Puisque le photographe a si bien su matérialiser le sol sur lequel il agit, puisque les premiers plans sont matériellement occupés par l’écriture illisible de la végétation ou le fouillis pierreux des éboulis, il faut aller droit devant. S’il existe un hors champ dans ces images, il se constitue dans ce voyage vers le centre.

Il importe de dépasser l’écran saturé du support. Au centre se trouve la vie de la matière même si le temps par-dessus s’ est éboulé. De toute la série, seuls deux êtres vivants sont présents pas plus hauts dans l’image que leurs homologues du XIXe siècle ; vous les avez reconnus, les gardiens indigènes du tombeau. Mais aujourd’hui, le centre vital de l’image n’est plus interdit, ces guides ne regardent que le corps mort du cliché, nous invitant à poursuivre l’aventure de l’image.


  1. Le sel sur la terre

La photographie a toujours entretenu avec les sels des liens intimes. Venir aux Salins du Midi, c’est trouver cette lumière en suspens dans un espace inconsistant d’instabilité. Là aussi se donnent à l’artiste les tentations multiples d’horizons falsifiés. Il a choisi sur le terrain de perdre de l’espace pour au contraire se restreindre, en laboratoire, au petit format de ses tirages.

Sa distance, elle, reste ici encore égale à celle des premiers photographes courant le monde pour l’illustrer. Si ce n’est que François Sagnes se place délibérément du côté des éléments, dans l’abstraction de la chaîne de production et de récolte, loin de sa fascination.

S’il témoigne, c’est d’une nature corpusculaire du sel, dans un vide qu’il tire de la blancheur du sel sec.


  1. L’avenir des ruines

L’immobilité soudain nous ressaisit : “ Il y a des photos / mais il n’y a plus d’arbre / Ainsi la parole ou la lumière. “ Repris au poète Serge Pey, ces mots viennent délimiter le territoire d’un champ de ruines dressé sans mélancolie du passé. Le photographe vient renforcer là un espace hors du temps qui ne prêche pas l’apocalypse, occupation de fabricant d’image dont Duane Michals semble élaborer la théorie : “Avant, je pensais que le temps était horizontal (…) Maintenant, je pense qu’il est vertical, diagonal et perpendiculaire. On s’y perd.

Accepter cette perte, en reconnaître les effets semblables des hiéroglyphes aux slogans calligraphiés des murs de Jérusalem, c’est aussi comprendre que le rôle du temps sur les civilisations des pyramides est repris par la guerre sur le plateau du Golan, à Quneitra. Cette passe temporelle est, contre toute attente esthétique, tournée vers des futurs porteurs de mémoire.


  1. Pour une écriture planétaire

Si le temps éclate dans toutes les directions, l’image se resserre sur son cadre, organisant fragments de matière et bribes de textes en une graphie générale de l’espace. Elle seule semble apte à trouver la source où « le vide intersidéral trouve à alimenter le feu des étoiles ». Toute l’œuvre dès lors oscille de plus en plus vite entre une nouvelle physique de la mémoire des solides et une métaphysique de la refonte de l’espace.

Le regard de l’artiste constitue le seul parti-pris de la présence humaine. Quand l’homme n’est plus que la somme des traces sur les parois parcellaires d’une mémoire en lambeaux. Restaurateur mnésique, le photographe ne se contente pas de rassembler preuves, indices et objets, il se place dans une perspective ouverte sur d’autres ères où son regard au niveau des choses, à portée d’infiniment petit finit par coïncider avec une vision quasi sidérale où s’inscrit l’infiniment grand.


Christian Gattinoni, 1992.

Publié in : Esprits de sel, catalogue de l’exposition éponyme du FRAC Languedoc-Roussillon, 1992.


Christian Gattinoni est critique et enseignant en photographie.